La desarpa

Quand l'automne arrive avec sa fraîcheur et que le givre au matin couvre les hauts pâturages, vaches et bergers laissent les alpages après plus de cent jours d'estive et descendent vers les villages

magie de vertosan - photo de B Domaine
magie de vertosan - photo de B Domaine

Monter dans le vallon de Vertosan demande d’abord de s’élever, jusqu’au village de Vens et puis au col de Joux. Le chemin boisé nous introduit à ce monde autre : comme dans la plupart des récits de croyance (pensons au petit chaperon rouge!), la forêt joue ce rôle de séparation entre le monde habité et le monde des terres hautes, régi par les forces surnaturelles, avec lesquelles l’homme qui vit dans les alpages a appris à composer : l’impact des intempéries, des maladies du bétail, des accidents est plus dur là-haut (La grande peur dans la montagne de L.F. Ramuz nous le fait découvrir dans un cadre romanesque).

Un monde à part

Il y a fort longtemps, difficile de déterminer une date, les conflits et les rivalités des hommes ont commencé à se résoudre par vaches interposées. Et les conversations foisonnent de récits de batailles de reines, aujourd’hui comme dans les temps passés.

Il est vrai que Vertosan est une belle synthèse de persistances anciennes et d’intégration du nouveau. Ici, l’alliance de l’homme avec la nature a du durable. Il y avait, raconte-t-on, un Valaisan qui avait fait trente estives dans la combe de Vertosan : depuis sa vallée de Bagnes natale, il passait le Grand-Saint-Bernard et puis le col Citrin, une fois en hiver, seul, pour marchander les vaches à inalper et puis au début de l’été, avec toute sa famille. Si ce personnage garde sa part de légendaire, son exploit n’est plus un record. Nous avons rencontré Attilio Yeuilla de Pollein à l’alpage de Bettex, avec une bonne partie de sa famille, qui en est à sa 47ème campagne, et Donato Martinod, qui fête cette année sa 55ème estive à l’alpe de Jovençan!

Une bataille mémorable

Le poème de Cerlogne : un chef d'oeuvre littéraire et une page d'ethnographie d'une richesse inestimable

une bataille mémorable - photo de B Domaine

Nous avons un témoignage détaillé d’une célèbre journée de batailles de reines, probablement la plus ancienne consignée dans une page écrite : c'est La bataille di vatse a Vertosan. L’auteur de ce chef d'œuvre poétique est l’abbé Jean-Baptiste Cerlogne : les douze strophes du poème constituent une mine foisonnante de détails sur la vie à la montagne (la nourriture, la vie des mayens, les modes vestimentaires, l’organisation des alpages de Vertosan, l’élevage des vaches), mais également une chronique saisissante d’une bataille d’alpage datant de plus d’un siècle et demi. Et par moments le talent de Cerlogne nous livre des vers poétiques d’une rare intensité : d’abord le public, décrit dans sa trépidation, puis un mugissement marque le début du combat: notre regard se tourne vers les vaches… on plonge dans le silence, tout le monde retient son souffle… De gros plans sur le blanc des yeux, sur l’échine grasse, sur le gros front noir évoquent une technique narrative très moderne, presque cinématographique: la langue de Cerlogne donne vie aux deux lutteuses sous nos yeux, comme une caméra muette qui capterait le moindre indice révélateur de l’extrême tension des instants précédant l’attaque décisive. Nous sommes en 1858, probablement le 25 juillet, lo dzor de la Revenna, où les vaches des trois alpages du Breuil, du Fra et de Jovençan (rien que ces trois-là et pas les autres des alentours!) se défient solennellement. Il s’agit d’une tradition consolidée qui nous renvoie à un passé lointain, puisque le poète souligne que l’événement a lieu toutes les années : comme cen se feit tseut le-s-an. Les propriétaires de ces terres hautes étaient traditionnellement des familles de Saint-Nicolas et notamment des habitants du village de Vens, et le terrain sur lequel s’affrontaient les vaches était un commun, donc une propriété collective de ces trois alpages. Sur ce même terrain une importante foire au bétail avait lieu dont les coman, c’est-à-dire les anneaux de fer plantés dans les troncs de quelques mélèzes sur le périmètre du pré, sont le dernier témoignage tangible.

Quand les cols étaient au centre des échanges

Ces récits nous renvoient à une époque où les routes, et donc les grands commerces et les éminences politiques et religieuses, passaient par les cols et les localités situées le long de ces routes jouaient un rôle crucial. Les richesses gravitaient autour des cols et des alpages. Production et commerce, comme de nos jours, mais en inversant le rapport plaine-montagne. Les premières écoles sont nées en altitude, ce qui prouve bien que les richesses ne faisaient pas que circuler, mais qu’elles étaient partiellement contrôlées par les populations des terres hautes.

Magie de Vertosan

À Vertosan nous avons recueilli aussi le témoignage précieux de Denise Marcoz qui gère Lo Grand Baou, un bar restaurant au cœur du vallon. L’année dernière, la structure créée par ses parents a fêté ses 50 ans. Des premières années, elle rappelle l’étroite cohabitation avec les vaches qui dormaient juste à côté de l’établissement. En outre, la cave à fontines de l’alpage du Trontsé était à l’arrière du restaurant : les meules arrivaient à dos d’âne. Les enfants présents sur les alpages étaient nombreux au point qu’une festa dei pastorelli avait été instituée, tandis que les touristes étaient encore discrets, probablement plus épris de modernité que de paysages naturels. Néanmoins, le choix de proposer les produits locaux a fait son chemin au cours d’un demi-siècle et maintenant la qualité des aliments, les filières courtes et le respect du territoire et de ses habitants sont des valeurs de plus en plus recherchées et partagées. 

Autant de réussites dans un cadre si beau et paisible n’auraient pas pu être atteintes sans la réunion de nombreux facteurs, premier parmi d’autres le rôle de ces femmes à l’esprit incroyablement libre et ouvert (l’alpage auparavant c’était l’affaire des hommes) qui avec leurs maris ont accepté le défi de passer des étés loin du modèle courant en élevant les enfants en altitude, à l’air libre et dans une relation privilégiée à la montagne.

La desarpa de Sen-Nicolà

Désarpa 2016, Saint-Nicolas, Vallée d'Aoste, photo de B.Domaine

La desarpa

Depuis 2013, vers le début d'octobre, Saint-Nicolas est le théâtre d'un événement spectaculaire qui voit le passage saccadé et majestueux de plusieurs centaines de vaches appartenant aux différents alpages de la combe de Vertosan : enrubannées et fières, les reines ouvrent le cortège marchant à côté des hommes qui se sont occupés d'elles pendant tout l'été.  Depuis plusieurs longues minutes le ryhtme cadencé des sonnailles annonce déjà l'arrivée du troupeau et les habitants de la commune, les passionnés des vaches, les amis des alpagistes, tout le monde, se rassemble le long de la route pour assister à ce moment solennel. Tous les troupeaux trouvent place dans les prés de Fossaz, situés entre le chef-lieu et l'église, tandis que les humains se rassemblent à quelques mètres de là, dans le mugissement général, dans le secouement des sonnailles, dans l'atmosphère festive.

C'est la fête tant attendue, au bout de cent jours (ou plus...) d'estive. À l'alpage, les rythmes de travail sont harassants surtout pendant que la lactation bat son plein : traire, fabriquer la fontine, aller au pâturage, soigner le bétail... L'isolement des arpians est dur à supporter et le jour de la descente des alpages ils sont contents de retrouver toute la communauté. À Saint-Nicolas, la fête est voulue et gérée avant tout par les conducteurs des alpages et leurs familles : c'est leur fête et les personnes qui arrivent de l'extérieur reconnaissent le privilège d'assister à un événement local vécu comme authentique par ses propres organisateurs et non pas organisé pour les touristes. La desarpa de Saint-Nicolas est un révélateur du tissu social local et de ses logiques internes, notamment de la complicité d'une communauté fondée sur la parole, sur la chanson et sur la référence à un patrimoine commun. Si le spectacle est garanti, force est de reconnaître qu'il a ses rythmes bien à lui, donnés par les vaches et les humains, et qu'il invite à écouter et à sentir, à regarder et à penser... Penser autrement la tradition, le folklore, le tourisme. Chercher autre chose dans la nature et dans la montagne. Une invitation à comprendre, au-delà des cartes postales, des blogs et des produits commerciaux, à poser des questions, à chercher les vraies questions... 

Vidéo de la desarpa du 5 octobre 2013

Le rôle du Cefp

Le Cefp est l'observateur attentif et décalé des dynamiques sociales et des représentations culturelles qui sont les ressorts de la fête. Un observateur participant dans la mesure où il coordonne la réflexion en poussant le plus loin possible le débat et en favorisant les échanges entre les différents acteurs. À côté d’une collecte de données auprès des éleveurs et des autres partenaires de l’organisation (notamment la Commune de Saint-Nicolas et les commerçants), des entretiens plus structurés ont eu lieu au fil du temps, afin de documenter la genèse de la fête et son évolution. 

L'exposition Eun atendèn la dezarpa... aménagée au Musée Cerlogne au cours de l'été 2013 marque un jalon dans le cheminement d'une réflexion collective que le Cefp entend continuer à suivre : après avoir déconstruit le modèle de la fête traditionnelle organisée pour les touristes, le Cefp étudie un travail collectif qui est un exemple remarquable de patrimonialisation du bas.

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