Le francoprovençal

La naissance du francoprovençal remonte à une époque comprise entre le Vème et le VIIème siècle, selon les chercheurs, mais n'a été défini en tant qu'ensemble linguistique qu'en 1873.

La charte du francoprovençal

L'aire francoprovençale s'étend sur le territoire de trois pays, France, Italie et Suisse.

C'est le linguiste italien Graziadio Isaia Ascoli qui définit l'existence du domaine francoprovençal en 1873 dans ses Schizzi franco-provenzali.

L'histoire de cette définition est longue et ce n'est qu'à partir de 1969 qu'elle est reconnue d'une manière presqu'unanime à l'intérieur du monde scientifique. 

Les conditionnements politiques et des visions contrastées de la géographie linguistique alimentent le débat entre linguistes : pendant longtemps, les Suisses sont réticents à accepter cette notion nouvelle. Hasselrot avec sa définition de la plaque tournante des langues romanes fait du domaine francoprovençal un ensemble indépendant, équidistant du français, du provençal et de l'italien. Duraffour, quant à lui, considère le francoprovençal un sous-ensemble des parlers français. Mgr Gardette propose la notion de "langue des routes" : cette définition insiste sur le rôle de carrefour du domaine francoprovençal, pays sillonné par les routes transalpines. Le réseau des routes indique l'emplacement d'une capitale, à savoir le rayonnement de Lugdunum à l'époque de la latinisation du pays : d'après Tuaillon, cette formule illustre la genèse d'une langue, mais pas les incertitudes de ses frontières : « S'impose alors à nous la vision d'un francoprovençal n'ayant ni au Nord, ni au Sud, une ligne frontière, mais deux vastes zones frontières ».

À partir de 1969, le terme francoprovençal s'écrit en un seul mot, sans tiret. En effet, dans le cadre du Colloque de Dialectologie francoprovençale organisé par le Glossaire des Patois de la Suisse Romande, ayant eu lieu à Neuchâtel du 23 au 27 septembre 1969, les linguistes et les dialectologues ont établi ainsi la règle, afin d’éviter toute confusion et de souligner qu’il s’agit d’un ensemble linguistique unitaire et pas d’un mélange de français et de provençal, comme cela apparaît dans les actes publiés par Zygmunt Marzys avec la collaboration de François Voillat. 

Gaston Tuaillon écrivait en 1972 :

« Faut-il écrire franco-provençal ou francoprovençal ? Dans une langue qui écrit sous-marin et souterrain, contre-chant et contredanse, contre-amiral et contremaître, ce problème de trait d’union peut paraître dérisoire. On a d’abord utilisé le trait d’union ; cette orthographe augmentait les risques de malentendus contenus dans l’appellation elle-même. Ceux qui, à la suite de Mgr Gardette, proposent une graphie globale, essaient, pour des raisons diverses, d’attirer l’attention sur le fait que ce groupe dialectal n’est pas un mélange de français et de provençal mais un ensemble original. Francoprovençal en un seul mot propose aux regards l’image d’un signe linguistique qu’il faut conventionnel et arbitraire, dépourvu de toute motivation, bien que fondé sur l’association de deux composants qui ont, chacun pour leur part, une valeur très précise ».

Le terme de francoprovençal désigne un ensemble de caractéristiques faisant des parlers de cette aire géographique un groupe à part,

  • ayant connu une évolution plus poussée par rapport à la langue d'oc (correspondant à la moitié sud de la France à l'exception du pays basque et de la région d'expression catalane), plus conservatrice,
  • refusant un certain nombre d'innovations typiques des dialectes de la langue d'oïl (partie nord de la France à l'exception des régions d'expression bretonne et germanique),
  • présentant donc  de « nombreux traits linguistiques étrangers à la fois au français et au provençal, qui caractérisent ce groupe de parlers et qui permettent de lui assigner une place distincte dans la famille des langues romanes » (Philipon, Romania).

Toujours Gaston Tuaillon :

« La dénomination est mauvaise, parce qu'elle fait penser immédiatement à une langue mixte, faite en partie de français et en partie de provençal, ou alors à une langue d'abord provençale qui s'est par la suite francisée, ou vice versa [...]. On a d'abord utilisé le trait d'union ; cette orthographe augmentait les risques de malentendus contenus dans l'appellation elle-même. Ceux qui à la suite de Mgr Gardette, proposent une graphie globale, essaient pour des raisons diverses, d'attirer l'attention sur le fait que ce groupe dialectal n'est pas un mélange de français et de provençal mais un ensemble original »

D'autres dénominations ont été proposées, mais sans guère trop de succès : bourguignon, savoyard, rhôdanien, romand. Une mention à part mérite le terme arpitan, très présent sur la toile. Ce dernier a été forgé en Vallée d'Aoste vers 1970 par un groupe indépendantiste et repris par la suite par l'Aliance Culturèla Arpitanna, dont les représentants issus des trois pays appartiennent globalement aux jeunes générations et sont massivement des néo-locuteurs.

L'absence d'une unanimité autour de la dénomination du francoprovençal est révélatrice de la complexité du processus de construction d'une identité commune, l'unité politique du domaine francoprovençal ayant été très brève : l'identité collective s'est forgée à un niveau plus bas, avec les différents duchés et pays, tels que le Val d'Aoste, le Valais, le pays de Vaud, la Savoie ou le Dauphiné.

Aujourd'hui, là où il est pratiqué, le francoprovençal est essentiellement une langue orale, se caractérisant par une variation importante au niveau géographique et par l'absence d'un standard, bien qu'une littérature existe depuis le XIIIème siècle. D'autre part, avec la démocratisation de la culture et de la vie publique, et surtout avec la généralisation des réseaux sociaux, le partage entre les rôles de l'oral et de l'écrit a subi de fortes transformations et l'usage du francoprovençal a conquis de nouveaux domaines.

Pour approfondir l'histoire de la définition du francoprovençal

Tuaillon, Gaston, 1972, Le francoprovençal, progrès d'une définition

La charte du francoprovençal

La formation du francoprovençal

« Pour une langue romane c'est une naissance tardive ; pour un dialecte, c'est bien tôt » (G.Tuaillon)

Ascoli
Ascoli

Le domaine francoprovençal se caractérise par une latinisation tardive, intéressant également la Gaule septentrionale. Beaucoup plus que le substrat remontant à l'époque prélatine, difficile à déterminer, c'est le superstrat germanique, dont la zone sous l'influence de Lugdunum se tint à l'abri, qui a créé la fracture entre la langue d'oïl et le francoprovençal : en effet la région romane qui entra le plus en contact avec l'élément germanique est celle qui a innové le plus dans sa langue en s'écartant le plus du latin d'origine.

Le triple refus de l'innovation

Le francoprovençal se caractérise donc par le refus de trois innovations adoptées par le français d'oïl, à savoir

  • l'oxytonisme généralisé ; 
  • la prononciation de é pour a en syllabe tonique libre ; 
  • la prononciation de ü pour u.
Trois tendances profondes dans la langue

De plus, le francoprovençal se caractérise par trois tendances qui ont travaillé le proto-français :

  • palatalisation de consonnes et de voyelles (« sollicitation dans le sens palatal » Duraffour) ; 
  • mobilité de l'accent tonique ; 
  • double articulation des diphtongaisons.

Alors que le francoprovençal semble donner libre cours à ces tendances, le français élimine les diphtongues, fixe l'accent tonique sur la dernière syllabe et donne des articulations simples aux consonnes produites par la palatalisation.

Cependant, en dépit de ce triple refus des innovations linguistiques du nord, il n'y a pas de véritable coupure dans l'unité gallo-romane : « les innovations phonétiques postérieures du français, nasalisation et affaiblissement des consonnes finales, intéressent le francoprovençal au même titre que le français. » (Tuaillon, p.63) On pourrait dire que le francoprovençal, hormis le refus de ces trois innovations, suit l'évolution de la langue française, mais à un autre rythme, la caractéristique du domaine étant le conservatisme. Caractéristique que l'on trouve renforcée dans les vallées intra-alpines : on pourrait presque voir deux états différents dans le domaine francoprovençal, l'un dans les plaines, associé aux grands axes alpins et aux grandes villes, l'autre dans la montagne, à l'écart des grands axes, associé aux sentiers montagnards.

D'autres caractéristiques

D'autres principes ayant permis de délimiter le groupement des parlers francoprovençaux par rapport au français d'oïl sont les suivants :

  • la conservation des voyelles finales inaccentuées ; 
  • la palatalisation du c latin devant a, l'opposition entre oïl et francoprovençal n'étant pas une opposition entre une innovation d'oïl et un conservatisme francoprovençal, mais une opposition causée par une divergence dans le développement de la même évolution : la mi-occlusive [kj]/[tj] produite par la palatalisation de C+A commune aux deux domaines a évolué vers la chuintante en langue d'oïl et vers la mi-occlusive dentale [ts] en francoprovençal ; 
  • les deux doubles séries morphologiques: le féminin singulier et les deux formes de l'infinitif du premier groupe.
Délimitation du francoprovençal par rapport à la langue d'oc

Le faisceau d'isoglosses positionnées sur les Monts du Forez que l'on connaît depuis les études de Mgr Gardette « est l'image d'une opposition ancienne entre deux langues originellement différentes l'une de l'autre et qui, dans leur expansion, se sont rencontrées là » (Tuaillon, p.62). Narbonne et Lyon ont constitué deux centres de rayonnement de la latinisation différents entre eux quant aux modèles de propagation et probablement aussi quant à la langue diffusée : la latinisation méridionale, plus précoce,  a été aussi plus importante, grâce à un apport massif de colons.

Voici quelques cartes tirées du livre de Tuaillon illustrant des phénomènes spécifiques de la langue. Pour en savoir plus :
Tuaillon, Gaston, 2007, Le francoprovençal, Tome I, Aoste : Musumeci

De nouveaux rebondissements dans l'histoire de la langue

À partir du témoignage des monnaies mérovingiennes (ca 560 - ca 675), Jean-Pierre Chambon et Yan Greub analysent, entre autres, l’évolution de –a final après palatale, en mettant en cause « la théorie standard selon laquelle le francoprovençal se serait formé, à partir du protofrançais, d’abord par différenciation négative (sur des refus d’innovations) », vers le milieu du VIIIe siècle. La particularité du francoprovençal apparaîtrait, déjà à partir des VIe – VIIe siècles, « comme une entité génétique à part entière », et, donc, pas « comme un dialecte conservateur du français, tardivement autonomisé ». Pour en savoir plus : Jean-Pierre Chambon & Yann Greub. « Données nouvelles pour la linguistique galloromane : les légendes monétaires mérovingiennes ». Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, Peeters Publishers, 2000, pp.147-182.

Focus sur la Vallée d'Aoste

La seule loi mentionnant le francoprovençal est la loi italienne n°482, du 15 décembre 1999 « Norme in materia di tutela delle minoranze linguistiche storiche », publiée dans la Gazzetta Ufficiale n°297 du 20 décembre 1999.

Charte Vallée d'Aoste
Charte Vallée d'Aoste

La Vallée d'Aoste, région autonome de l'Etat italien, est aujourd'hui une réalité plurilingue où plusieurs codes linguistiques coexistent, s'étant ajoutés au fil du temps et occupant chacun une place différente sur le plan des pratiques réelles et au niveau juridique, politique et culturel.

Le français et l'italien sont les deux langues co-officielles de la région depuis la promulgation du statut d'autonomie de 1948. Quant au francoprovençal, protégé par la loi italienne n°482 de 1999, ne jouit d'aucun statut juridique puisque la Vallée d'Aoste n'a pas produit de règlement d'application, prétextant que le statut spécial d'autonomie prime sur les lois promulguées au niveau italien. Toutefois, le francoprovençal a été introduit dans le cadre scolaire en 1963, avec le Concours Cerlogne, et fait l'objet d'activités pédagogiques spécifiques dans le cadre de cette participation annuelle.

Sur la presque totalité du domaine francoprovençal, le français a acquis le statut de langue officielle et de langue de culture à partir de l'abandon du latin.

En Vallée d'Aoste, le français devint langue officielle en 1561 en côtoyant le francoprovençal dans un système défini diglossique. Quant à l'italien, il s'est introduit au gré des contacts qui s'établissaient de plus en plus nombreux entre le Duché d'Aoste et la partie italophone des États de Savoie, notamment à la suite de l'Unité italienne et de la séparation qui encourut entre la Vallée d'Aoste et la Savoie (cette dernière entra à faire partie de l'État français). Ainsi, l'italien remplace-t-il le français à l'école, dans l'administration, au barreau et dans la presse. À partir de 1923, une série de décrets-lois abolit le français à tous les niveaux. Dans l'après-guerre, le français fait son retour dans l'école en tant que langue étrangère : les liens avec le territoire étant désormais coupés, son déclin est progressif, tandis que le francoprovençal incarne de plus en plus les revendications identitaires

L'état actuel et les nouveaux locuteurs

Si la pratique du francoprovençal est en baisse, la Vallée d'Aoste est aujourd'hui la région avec la plus haute densité de locuteurs.

Les seules données numériques, encore que partielles et désormais peu actuelles, nous viennent du sondage linguistique promu par la Fondation Emile Chanoux en 2002 qui enregistrent notamment les résultats suivants : 71,5% des Valdôtains interrogés déclarent avoir comme langue maternelle unique l’italien, 15,3% le francoprovençal (ou ‘patois’), 0,9% le français. Pour ce qui est des compétences (‘langues connues’), 96% déclarent connaître l’italien, 75,4% le français, et 55,7% le francoprovençal. 

En 1995, naît l'Ecole populaire de patois, grâce à l'engagement de l'Administration régionale dont le but est non seulement de conserver un patrimoine mais d'apprendre la langue vivante en s'adressant à ceux qui ne la pratiquent pas. Au fil des années, les exigences se précisent : apprendre à parler, mais aussi perfectionner ses connaissances théoriques ou connaître la graphie pour aborder le francoprovençal sur le plan de l'écrit. C'est ainsi que naissent les bains de langue et des activités ludiques pour enfants.

Suite à l'abandon de l'activité agro-pastorale et à la migration interne qui l'a accompagnée, avec une densification de la population urbaine dans le fond des vallées, les nouvelles générations ont connu une urbanisation progressive des mœurs, avec une italianisation croissante sur le plan linguistique et culturel et une banalisation des modes de vie due à la globalisation qui battait son plein à partir de la fin des années 80. C'est surtout dans ces milieux plus transformés et transformistes qu'une nouvelle exigence est née : celle de renouer avec un passé révolu et avec les connaissances.

Depuis quelques années, les locuteurs de la nouvelle génération, natifs ou non natifs, libérés du regard méprisant qui pesait sur les générations précédentes, osent s'exprimer sans complexes et s'adonner à des formes artistiques de plus en plus variées, la riche activité théâtrale commencée avec la création du Charaban en 1958, ayant certainement joué son rôle.

La naissance du statut du nouveau locuteur de francoprovençal est l'un des produits les plus originaux de cette métabolisation : à force de se nourrir de global, la société recommencerait-elle à secréter du local ?

Quel avenir pour le francoprovençal ?

La Vallée d'Aoste est une région de plus en plus composée d'individus multilingues, habitués à passer d'une langue à l'autre et à utiliser les différentes compétences linguistiques au gré des circonstances. Dans ce panorama, il est légitime d'imaginer un nouveau rôle pour le francoprovençal, glissant de plus en plus de son statut de langue véhiculaire à un statut de langue symbolique à valeur identitaire ou bien liée à un contexte spécifique. Une langue utile au partage à laquelle on ferait appel non pas seulement par nécessité mais par choix volontaire.

La définition et le rôle de la transmission ont subi également une transformation en profondeur : la transmission linguistique, mais aussi celle des valeurs culturelles collectives se fait de plus en plus en dehors de la famille qui, fragilisée dans ses structures modernes, délègue aux institutions la garde des enfants et leur éducation. Une prise de conscience toute nouvelle est en train de naître au sein des  institutions quant à la nécessité de prendre la relève dans la transmission linguistique et de combler le vide qui s'est créé depuis au moins une génération.

Aspects juridiques du francoprovençal

Dans le cadre de la sauvegarde de la langue proposée par l'UNESCO, le francoprovençal fait l'objet d'un processus de reconnaissance sur le plan juridique.

L'UNESCO, qui a adopté la Déclaration universelle sur la diversité culturelle lors de sa dernière Conférence générale, le 2 novembre 2001, encourage la communauté internationale à prendre des mesures pour protéger le patrimoine immatériel, dont les langues, au même titre que les trésors naturels et culturels du patrimoine matériel.

Les initiatives de l'UNESCO dans le domaine des langues s'inscrivent dans le cadre de ses efforts en faveur de la protection du patrimoine immatériel : musiques traditionnelles et populaires, danses, festivals, savoirs traditionnels, traditions orales et langues locales.

Le Parlement européen, quant à lui, a adopté le 11 septembre 2013 une résolution sur les langues européennes menacées de disparition et sur la diversité linguistique au sein de l'Union européenne.

Le francoprovençal bénéficie aujourd'hui d'une reconnaissance juridique de la part des trois États concernés. Les institutions publiques ont le devoir de préserver et de transmettre ce patrimoine dont elles ont la responsabilité. Il s'agit donc d'œuvrer pour sauvegarder et pour promouvoir le francoprovençal, patrimoine culturel et linguistique commun à plusieurs entités politico-administratives.

Le 28 mai 2015 la région Rhône-Alpes (aujourd'hui Auvergne-Rhône-Alpes) et la région autonome Vallée d'Aoste ont signé la Charte du francoprovençal afin d'entreprendre une coopération et peut-être une réflexion sur une future politique linguistique commune.

Culture francoprovençale

Arnold Van Gennep, Robert Hertz et Eugénie Goldstern
Arnold Van Gennep, Robert Hertz et Eugénie Goldstern

Le domaine francoprovençal correspond à une aire linguistique dont les caractéristiques ont été définies et illustrées par les linguistes au fil du temps. En même temps, il est possible d'observer un ensemble de traits culturels propres, tantôt communs au monde gallo-roman, tantôt communs à d'autres secteurs alpins.

L'ethnologie et la littérature constituent deux portes d'entrée privilégiées dans cet univers culturel, la troisième étant le contact direct avec les populations et leurs ressentis relatifs au sentiment d'appartenance à un espace commun, matériel et immatériel.

L'ethnologie alpine

Les études ethnologiques concernant le domaine francoprovençal sont plutôt récentes.

En tant que science, l'ethnologie est née vers la moitié du XIXème siècle, lorsque marchands et explorateurs commençaient à faire parvenir en Europe des objets exotiques venant des colonies et à créer des collections. L'ethnologie naquit de l'exigence de donner un sens aux objets collectés, à raconter ces civilisations lointaines les ayant produits, afin de ne pas se borner à la pure et simple contemplation esthétique.

En outre, au cours du XIXème siècle, une tradition de folkloristes s'était développée notamment en terre germanique et britannique (mais il est important de signaler aussi des folkloristes français comme Emmanuel Cosquin et Paul Sébillot), en se penchant sur le patrimoine populaire oral, transportée par la vague romantique et notamment l'engouement pour les traditions populaires. 

Le folklore national et l'ethnographie exotique préparent donc le terrain à l'étude scientifique des populations alpines, l'un en suggérant les thèmes, l'autre en offrant la méthode et l'épistémologie : dans les années précédant la première guerre mondiale et dans les années vingt, les premières enquêtes scientifiques voient le jour, suivies de près de quelques textes fondateurs.

Ethnographie, ethnologie, anthropologie : mise au point terminologique

« Le passage de l'ethnographie à l'ethnologie puis à l'anthropologie révèle à la fois un emboîtement apparemment technique voire théorique et un processus de généralisation et de comparaison de plus en plus ample. » (Jean Copans)

Ethnographie : description neutre et objective d'une population ou d'une pratique culturelle

Ethnologie : analyse systématique et comparative à partir des collectes ethnographiques

Anthropologie : réflexion sur le devenir des cultures

Les fondateurs de l'ethnologie alpine
1909, Arnold van Gennep, Manuel de folklore français

Déjà avant de publier cette étude monumentale sur les rites de passage, il avait écrit deux monographies sur la Savoie et la Haute Savoie, ainsi que quelques articles publiés dans le Mercure de France avec des références à la Vallée d'Aoste (voir JM Privat). Van Gennep pousse ses investigations au-delà des frontières de l'Etat français et inclut la Vallée d'Aoste dans ses notations. Procédant par enquête et observation, il s'intéressa aux faits humains dans leur dynamisme ainsi qu'aux phénomènes de diffusion.

1912, Robert Hertz, La procession de Saint Besse à Cogne. Etude d'un culte alpestre

Une pratique recensée en Vallée d'Aoste est au centre de cette première monographie consacrée à un rite et à un culte chrétiens, la modernité de sa démarche est frappante. « S'inscrivant dans la perspective de l'Ecole française de sociologie qui fait du sacré le lieu de questionnement de l'énigme du social, la recherche conjugue étroitement exploration ethnographique de l'actuelle dévotion et reconstruction historique des diverses figures du saint qu'a produites la diffusion du culte, pour résoudre les difficultés qui surgissent à chaque tournant de l'enquête. » (G.Charuty, in Terrain n°24, 1995)

1922, Eugénie Goldstern, La Mémoire et l'oubli. L'odyssée de l'  « étrangère » à Bessans

Sa monographie sur la commune mauriennaise de Bessans fait partie d'une œuvre de grand intérêt, entrant de plein droit dans une ethnologie européenne sensible aux phénomènes humains au-delà des cloisonnements artificiels créés par les frontières politiques. Dans ses manuscrits sur le Val d'Aoste (publiés posthumes), Eugénie Goldstern décrit l'architecture et autres formes de la culture matérielle.

Pour en savoir plus :  Le Monde Alpin et Rhodanien, 2003, n°31

Les pionniers de l'ethnographie valdôtaine

Abbé Gorret, (1836-1907), prêtre, alpiniste, écrivain éclectique et original dont les ouvrages représentent l'apogée atteint par la littérature alpine valdôtaine (1878, Victor Emmanuel sur les Alpes).  Dans son Guide Illustré de la Vallée d'Aoste, écrit en collaboration avec le baron Claude-Nicolas Bich, il nous livre en 1876 un riche répertoire de notations ethnographiques sur la Vallée d'Aoste.

Joseph Siméon Favre (1859 -  1900), peintre et ethnographe. Il a collecté environ 200 chansons populaires de la Vallée d'Aoste et des Alpes françaises, à la fin du XIXe siècle. 125 textes et 119 airs de sa collection ont été publiés en 1903 dans le livre de Julien Tiersot, Chansons populaires recueillies dans les Alpes françaises, Savoie et Dauphiné.

Jean-Jacques Christillin (1863  - 1915), ses Légendes et récits recueillis sur les bords du Lys, publiés à Aoste en  1901 constituent un recueil passionnant fruit de la plume d'un prêtre écrivain qui a su immortaliser un patrimoine oral du plus grand intérêt ethnologique.

Tancredi Tibaldi (1851-1916), historien et folkloriste. Dans ses Veillées valdôtaines illustrées (1912), il nous livre des spécimens de notre patrimoine légendaire, dans la droite ligne des études de folklore du XIXe siècle.

Jules Brocherel (1871 - 1954), photographe, ethnographe, il fonda en 1919 la revue valdôtaine Augusta Praetoria, destinée à demeurer longtemps parmi les publications les plus importantes de la Vallée d'Aoste.

Les musées et les grandes collectes

Les grands musées d'arts et traditions populaires se développent à la suite de l'engouement pour le folklore régional. Une conscience se développe autour de leur rôle dans la conservation des objets et des pratiques relatives. À cette époque les directeurs de musée comprennent l'enjeu de sortir d'une relation purement esthétique à l'objet comme c'était le cas des cabinets de curiosités du XVIIIe siècle : les premières grandes collectes sont ainsi lancées, accompagnées d'enquêtes auprès des populations locales.

La Vallée d'Aoste devient un terrain d'enquête au même titre que les autres régions alpines.

À partir de 1950, Les êtres fantastiques  de Charles Joisten

Héritier spirituel de Van Gennep, Charles Joisten explore l'imaginaire collectif et le patrimoine légendaire populaire : son œuvre est le fruit de trente ans d'enquêtes de terrain, notamment en Dauphiné et Savoie. Il introduit la notion de récit-type pour analyser les éléments constitutifs du conte et pense à relier les récits recueillis à la réalité historique des sociétés qui les ont produits et transmis. Il est également le fondateur de la revue Le Monde alpin et rhodanien, en 1973.

Le changement social et culturel et la notion d'innovation

Arnold Niederer est le fondateur du Musée du Lötschental. Il a introduit dans l'ethnologie alpine les apports méthodologiques et épistémologiques de l'histoire et de la sociologie, dans une perspective comparatiste et interdisciplinaire qui le conduisit à décloisonner les traditions intellectuelles nationales dans une optique ethnologique européenne.

Les dialectologues et l'ethnologie

L'aire francoprovençale et notamment la Vallée d'Aoste reste liée à la tradition dialectologique qui a un impact décisif sur la culture locale, notamment sur l'émergence et sur le renforcement d'une conscience identitaire au niveau régional et sur les choix thématiques et épistémologiques des études qui verront le jour dans les décennies qui suivent.

Dans ses cours à l'Université de Neuchâtel, Ernest Schüle, membre fondateur du Centre d'Etudes francoprovençales, avec son épouse Rose-Claire Schüle, a également favorisé l'approche ethnologique. Son «  intérêt passionné pour les mots, ainsi que pour les objets, les techniques et les coutumes qu'ils désignent", se reflète dans de nombreux articles du Glossaire de la Suisse Romande, ainsi que dans la traduction française de l'Atlas Suisse de Folklore.

Rose-Claire Schüle a consacré sa longue carrière d'ethnologue à la collecte de la mémoire orale. Les Vouivres dans le ciel de Nendaz: ethnographie du ciel et des étoiles, le temps, la terre, les plantes et les animaux réels et fabuleux est une œuvre monumentale qui réunit les récits fantastiques en les plaçant dans leur contexte ethnographique.

Dans le même sillage, le dialectologue Paul Zinsli a laissé de nombreux travaux, d'où l'ethnologie n'est jamais absente, notamment un manuel ethnographique sur les différents aspects de la vie des walsers sur tous les versants alpins.

Les pionniers, les ethnographes du terroir

Tibaldi, Gorret, Christillin, Brocherel
Tibaldi, Gorret, Christillin, Brocherel

Aujourd'hui

La relation à l'espace est primordiale dans l'étude d'une société humaine autochtone qui a construit son propre paysage au quotidien en en faisant l'un des topos de sa mémoire identitaire et dont les pratiques et les représentations ont évolué à l'intérieur de cette relation.

Dans cette logique, la montagne est centrale en tant qu'espace de vie ou en tant que référence pour les plaines environnantes.

La « grande loi anthropogéographique » de l'espace alpin, d'après l'expression de Philippe Arbos, est donnée par l'exploitation verticale de la montagne par étages successifs, du village jusqu'aux plus hauts pâturages avant de redescendre par degrés pendant les mois de la stabulation hivernale. Appartiennent à cette logique les différentes typologies d'abris pour les humains et les animaux, des plus provisoires aux demeures stables, ainsi que l'interpénétration de nombreuses pratiques agricoles avec l'activité pastorale. La vache est depuis plusieurs siècles et encore aujourd'hui le pilier de l'économie alpine : elle joue également un rôle symbolique dans l'organisation des relations humaines et dans les représentations collectives.

La modernisation des styles de vie qui s'est accélérée au cours de ce dernier demi-siècle a transformé radicalement le paysage, mais également la relation de l'homme à ce dernier. Le tourisme avant et maintenant aussi la civilisation du numérique jouent un rôle crucial dans le repeuplement de certains territoires et dans la désertification d'autres espaces, avec l'émergence de nouvelles interactions sociales et de nouvelles pratiques matérielles, parfois très localisées.

La littérature

Archives e.martinet
Archives e.martinet

La production littéraire en francoprovençal est morcelée et inégale, présentant des situations très différentes d'une région à l'autre selon les siècles.

"La littérature francoprovençale, bien que n'ayant pas connu la diffusion des littératures française et occitane, n'en est pas moins d'une grande richesse et mérite qu'on s'y arrête. On note qu'elle provient assez rarement du plus grand centre de la région. En effet, Lyon a vite adopté la langue du roi de France comme langue écrite (même si la population continuait à parler lyonnais) et n'a pu être un lieu susceptible d'imposer une certaine normalisation à la langue, pas plus que Genève, l'autre grande ville de la zone francoprovençale, qui s'est, elle aussi, tournée rapidement vers le français, à la suite de la Réforme." (Manuel Meune)

Les textes littéraires les plus anciens qui nous soient parvenus datent du moyen âge et appartiennent à Marguerite d'Oingt, une religieuse de l'Ordre des Chartreux, issue d'une famille noble du Beaujolais. Ces deux poèmes en francoprovençal du XIIIe siècle, constituent un exemple rare et remarquable à une époque où clercs et ecclésiastiques écrivaient en français ou en latin.

Par la suite, des auteurs résidant dans les principales villes du domaine francoprovençal telles que Lyon, Grenoble et Genève nous ont livré des œuvres appartenant à différents genres littéraires, avant que cette langue disparaisse des villes pour se réfugier dans les campagnes et dans les replis des montagnes. 

Au XIXe siècle, alors que d'autres régions se font plus discrètes, la Savoie voit sa littérature prendre son essor, en particulier grâce à l'oeuvre poétique d'Amélie Gex (1835 - 1883), l'une des rares écrivaines de la zone francoprovençale. Républicaine, elle rédige ses discours en francoprovençal afin de mieux atteindre l'électorat rural. Dans ses poésies, elle décrit sa terre et les hommes qui la peuplent. Pour la Suisse, nous rappelons le poète gruérien Joseph Yerly (1896-1961), Kan la têra tsantè.

Le XXème siècle se caractérise par une floraison poétique accompagnant le déclin de la pratique orale. 

À cette production écrite mue par une claire vocation littéraire, il faudrait encore ajouter la littérature de tradition orale, transmise au fil des générations. De nombreux contes, récits, légendes ayant un contenu tantôt chrétien tantôt païen, dictons et chansons, à la forme plus ou moins fixe, qui n'étaient a priori pas destinés à être écrits, sont parvenus jusqu'à nous après avoir été retranscrits ou enregistrés, et permettent à d'éventuels futurs «néo-conteurs» de continuer à faire vivre cette tradition.

Focus sur la littérature valdôtaine

L'abbé Jean-Baptiste Cerlogne

Au Val d'Aoste, c'est l'abbé Jean-Baptiste Cerlogne (1826 - 1910) qui donne ses lettres de noblesse à la langue apprise sur les genoux de sa mère, d'après son expression. Poète ayant conçu une orthographe pour son patois valdôtain et auteur d'un dictionnaire et d'une grammaire qui inspireront de nombreux écrivains de sa région, il est considéré comme le fondateur de la littérature valdôtaine.

Mais probablement le premier ouvrage en prose en francoprovençal valdôtain consiste en six versions différentes de la Parabole du Fils Prodigue recueillies par le dialectologue Bernardin Biondelli en 1841, et publiées par Charles Saviolini en 1913.

Depuis, une vaste littérature se développe, avec des auteurs tels que Marius Thomasset (1876-1959), avec Mes premier essais - Proses et poésies en dialecte valdôtain (1910) et Pages volantes - Poésies et proses en dialecte valdôtain (1911), l'abbé Joseph-Marie Henry (1870-1947), avec la pièce théâtrale Le femalle a lavé bouiya, datant de 1933, et Désiré Lucat (1853-1930), avec Le soldà e le fen, datant de 1915.

Parmi les poètes valdôtains, on peut encore signaler :  Anaïs Ronc-Désaymonet (1890-1955) avec Poésie campagnarde de Tanta Neïsse (1951), Césarine Binel (1897-1956) avec Poésie patoise (1967) et la prolifique Armandine Jérusel (1904-1991) avec Rouse batarde (1964), Mondo blan (1976), L'Ouva et lo ven (1983) et Poussa de solei (1991).

Un autre nom à rappeler est celui d'André Ferré, professeur de français au Moyen Orient, dont la production se partage entre le français (Chants du regret et de l'espoir, 1950) et le francoprovençal (Poésie en patois de Saint-Vincent, publié à titre posthume en 1967 par René Willien), à l'image de sa vie tiraillée entre l'envie de partir vers des « rivadzo louèntèn » et l'amour du « pais de notres dzen ».

Eugénie Martinet

Eugénie Martinet (1896 - 1983) débuta en écrivant des poèmes en italien, quoique la langue parlée en famille fût toujours le français, l'italien étant la langue de sa scolarisation. Proche des milieux intellectuels et universitaires milanais, ce fut par le francoprovençal qu'elle attint les résultats les plus hauts dans son expression poétique en faisant vibrer cette langue d'une façon originale en dehors de tout traditionalisme. Parmi ses recueils, nous rappelons La dzouére entzarmaie (1935) et Meison de berrio, meison de glliése (1964).
Loin d'être seulement un choix stylistique et sentimental, le francoprovençal est pour Eugénie Martinet l'expression la plus profonde de son sentiment d'appartenance à sa terre natale et à ses racines.

La floraison poétique de l'après-guerre

En 1955, pour la première fois dans l'histoire valdôtaine, six poètes écrivant en francoprovençal valdôtain, Anaïs Ronc-Désaymonet, Eugénie Martinet, Césarine Binel, Marius Thomasset, Amédée Berthod et René Willien, se réunirent dans le Salon ducal de l'Hôtel de ville à Aoste pour une lecture publique de poèmes. En 1958 fut fondé le Charaban, la première compagnie permanente de théâtre en patois et en 1963 naquit le premier concours Abbé Cerlogne de poésie en patois. De nombreux poèmes furent publiés dans les revues La Grolla, par les soins de René Willien, et l'Esprit nomade de Italo Cossard, fondées en 1948, aussi bien que dans Le Flambeau, le périodique en français du Comité des traditions valdôtaines fondé en 1949.

Au cours de ces dernières décennies, des concours de poésie sont organisés régulièrement sur toute l'aire francoprovençale, ce qui est souvent mentionné comme une preuve de la vitalité du monde francoprovençal dans son ensemble et de ses richesses locales. Si le nombre des locuteurs est en baisse, la production écrite augmente, les échanges entre les différentes régions s'intensifient, la circulation des textes et des personnes s'accélère grâce à l'impulsion de nombreuses associations locales et des institutions.

Marco Gal

Poète valdôtain né en 1940, à Gressan, à quelques kilomètres d'Aoste, où il réside toujours. Auteur de plusieurs recueils qui lui ont valu des prix et des reconnaissances même en dehors de la Vallée d'Aoste. Parmi ses œuvres poétiques, Ecolie, A l'ençon, Messaille. Il a collaboré à plusieurs éditions critiques sur la poésie valdôtaine au fil des siècles. Son œuvre constitue une synthèse très originale entre l'expérience sensible du poète se nourrissant d'une relation intime au terroir et une expression poétique qui transcende le vécu personnel pour devenir langue universelle.

Et demain?

S'il est vrai que la pression des grandes langues de communication menace le francoprovençal, l'avènement de l'ère informatique a bouleversé les rapports de force entre langue écrite et langue orale : à côté des velléités littéraires, le francoprovençal oral d'usage quotidien y trouve maintenant son compte à l'écrit, ce qui rend encore plus complexe  le débat autour de certaines questions d'actualité telles que le choix de la graphie, de la forme écrite la plus correcte et de la légitimité du rôle de l'écrivain face à l'établissement d'une norme.

Il reste à savoir dans quelle mesure les nouveaux poètes choisiront d'envisager l'articulation entre l'unité du domaine linguistique et l'ancrage à la région «naturelle» de référence. Tout indique que la littérature francoprovençale, comme la langue elle-même, se trouve à un moment charnière de son histoire.

Ce site utilise des cookies nécessaires à son fonctionnement et des cookies tiers pour améliorer l'expérience de navigation. Si vous souhaitez en savoir plus, consultez la note d'information. En poursuivant votre navigation, vous consentez à l'utilisation de cookies.

Infos